A la mi-2010, l’Association de Polo de Hurlingham a tenu un service de Thanksgiving à l’église de St. Michael et Tous les Anges à Sunninghill, à la mémoire de Gayatri Devi, (1919-2009), mieux connue sous le nom d’Ayesha, après sa mort en juillet l’année dernière. Au travers de son mari Man Singh, Maharadja de Jaipur (1912-70) mais connu simplement comme « Jai », elle était le dernier lien vivant avec l’âge d’or du polo Indien.
Étant donné que l’actuel haut niveau du polo se trouve à des années lumières de ses origines, il devrait être rappelé que le berceau du jeu moderne était l’Inde. Pendant des siècles les grands Empires d’Asie orientale et centrale ont joué au polo en tant que plaisir de cour aussi bien que pour former la cavalerie de l’armée, mais ces empires ont disparu depuis longtemps. Cependant, le polo a persisté dans les contreforts de l’Himalaya en une version « sans-règle », très disputée entre des tribus de colline rivales.
Dans les années 1850, des officiers de l’armée britannique et des planteurs de thé de la Province d’Assam ont exporté ce polo de tribus vers Calcutta. A partir de là, il a été adopté unanimement dans toute l’Inde par la police, l’armée et les officiers du Service Civil, par des marchands britanniques et par les familles nobles des principautés indiennes qui étaient officiellement des états souverains, mais restaient en pratique sous protectorat britannique. Ces principautés représentaient un tiers de la surface du sous-continent (incluant ce qui est devenu le Pakistan et le Bangladesh) et un quart de la population indienne. Des officiers de cavalerie britannique servant en Inde ont ébauché les règles du polo moderne. Vers la fin du 19ème siècle, l’Inde possédait 175 clubs de polo.
Le secteur le plus important dans l’âge d’or du polo Indien était Rajputana : 340 000 miles carrés dans le nord-ouest de l’Inde, dorénavant appelée Rajastan. Il était gouverné par des princes qui attachaient la plus grande valeur aux vertus de guerrier, symbolisées par les sports combatifs et les talents de cavalier.
Etre membre d’une famille dirigeante de l’un des plus grands états princiers comme l’étaient Ayesha et Jai signifiait recevoir à la naissance le meilleur de ce que l’argent pouvait acheter, accordé avec splendeur et apparat par le personnel et des serviteurs qui se comptaient par centaines; en somme, un monde évoquant des contes de fées anciens, très loin de la réalité de la première moitié du 20ème siècle.
En 1931 le dirigeant de Jaipur mourut. Sans héritier masculin, il avait choisi un parent éloigné, Jai, pour lui succéder. Afin de renforcer les liens de la dynastie régnant sur Jaipur avec l’état voisin de Rajput, nommé Jodhpur, Jai qui avait dix ans fut fiancé avec deux princesses de Jodhpur. L’une était la tante de l’autre et elles étaient toutes deux plus âgées que Jai.
Jai a vécu toute sa vie passionnément, concentrant son énergie indifféremment à guerroyer – il a été officier lors de la 1ère Guerre Mondiale dans le Régiment Britannique d’Afrique du Nord –, à devenir un leader progressiste de Jaipur, un état de la taille de la Suisse, et à rechercher le plaisir, des fêtes au polo, une passion dévorante jusqu’à la fin.
Malheureusement pour Jai, sa carrière de polo a chevauché celle de Raja Rao Hanut Singh (1900-82), peut-être le meilleur joueur de l’histoire de l’Inde et certainement son stratège le plus capable et son meilleur dénicheur de talents, à la fois de poneys et de joueurs en Inde dans l’entre-deux guerres et dans l’Angleterre de l’après-guerre pendant environ vingt ans. Dans la période 19 21-31 Hanut a mené l’équipe de Jodhpur à la victoire dans le Championnat Indien et en 1932-39 il a gagné le même trophée pour Jaipur, avec Jai jouant numéro 4 et Hanut numéro 3 (tous deux furent 9-goals à leur apogée). Dans cette équipe figurait également le demi-frère d’Hanut, Abhey Singh et le Prince Héritier de l’état de Rajput, Prithi Singh (tous deux 8-goals au sommet de leur carrière).
En 1933, expédiant par bateau 29 poneys et 59 garçons d’écurie, ils ont joué la saison anglaise, gagnant chaque tournoi de valeur dont finalement la Coupe du Championnat de Hurlingham. Invité à expliquer son invincibilité, Hanut a répondu, « Nous étions les meilleurs tireurs, nous avions les meilleurs poneys, nous étions les meilleurs cavaliers. Que pouvaient faire les autres? »
Hanut mérite l’admiration pour avoir mené l’équipe Jaipur au sommet, mais pour la société anglaise de 1933, tous les regards étaient concentrés sur son patron, Jai. Sous le titre de « l’Homme le Plus Chanceux de la Terre », un journal de Londres déclara que Jai « possède une fortune de 100 millions de livres (sterling); un palais de dix millions de livres ; une pièce remplie de pierres précieuses scintillantes; six millions de sujets fidèles et deux charmantes épouses, princesses à part entière. De plus il a la beauté et le charme. Ce prince, qui pourrait avoir émergé des pages des Contes des Mille et Une Nuits, est un Adonis mince et large d’épaules. »
Rosita Forbes, auteur britannique, aventurière et journaliste a offert cette explication : « A cause de son apparence et de son charme, de ses biens et de ses exploits à cheval, ce très beau jeune homme, célèbre en tant que sportif sur trois continents, occupe dans l’imagination de la population indienne une place similaire à celle qu’occupait le Prince de Galles dans l’esprit des travailleurs (en Angleterre). »
Dans ses mémoire, « Une Princesse se souvient », cosigné avec Santha Rama Rau, Ayesha se rappelle avoir été dans son enfance un garçon manqué plein d’entrain, sans complexes par rapport au statut de son père, qui a gouverné Cooch Behar, ou à son grand-père maternel qui a gouverné la principauté de Baroda. En 1931, alors âgée de 12 ans, elle a tué sa première panthère. Cette même année où Jai s’est joint à sa famille pour Noël à Calcutta, Ayesha raconte elle-même que Jai lui a fait tourner la tête. Ses sentiments furent réciproques et se prolongèrent par une cour clandestine qui dura six ans.
Bien que la famille d’Ayesha admirait Jai, ils se sont opposés à la possibilité de leur mariage. Pour la mère d’Ayesha, célèbre pour sa beauté et femme du monde avertie, il n’était pas acceptable que sa fille rejoigne un harem ou vive le purdah* dans un palais de Jaipur avec tout un cortège de dames d’honneur, devant s’accommoder de deux autres épouses plus âgées. Son grand frère quant à lui, héritier de la principauté de Cooch Behar, tenta de l’avertir de la réputation de coureur de jupons de Jai.
Ayesha ne voulut rien savoir et finalement sa famille céda. Elle eut 21 ans lors de leur lune de miel, après qu’elle et Jai se soient mariés en Mai 1940. Pour Jai il s’agissait là du premier mariage d’amour qui ne fut pas inspiré par des considérations dynastiques. Tout indique qu’il a par la suite réfréné ses yeux parfois baladeurs. Se sentant autant chez elle en Angleterre et en Suisse, où elle avait étudié, qu’en Inde, Ayesha ne subit jamais le purdah ni ne fut assignée à résidence dans le palais de Jaipur. Elle entretint cependant des relations cordiales avec ses co-épouses et appréciait leurs enfants.
En tant qu’épouse d’un Capitaine de l’armée, Ayesha a savouré la liberté que lui a apportée la 1ère Guerre Mondiale, comparée au formalisme du protocole du palace. Alors, par la suite elle accompagna Jai partout où il allait, de l’Angleterre chaque été pour ses tournois de polo jusqu’à sa nomination à Madrid dans les années 1960 en tant qu’ambassadeur indien. Parmi les nombreux invités qu’ils reçurent alors figuraient Eleanor Roosevelt, Nikita Khrushchev et Jackie Kennedy, la Reine Elizabeth et le Duc d’Edimbourg. Se basant sur sa formation de comptable suivie à Londres, Ayesha prit en mains la gestion des dépenses du palais, diminuant la production de déchets et limitant les abus et put ainsi fonder une école, toujours très demandée à ce jour. Cette école offrait une éducation progressiste aux jeunes filles de familles de bon rang, éducation jusqu’alors prise en charge par les mères et les serviteurs, afin de les préparer au vaste monde.
En 1947 l’Inde se libéra du joug Britannique et accéda à l’indépendance, suite à quoi Ayesha se trouva propulsée au cœur de la politique nationale eu égard à son rang de Maharani de Jaipur. Le parti dirigeant (Congress Party) et l’opposition (le Swatantra Party) la courtisèrent afin qu’elle se présente pour représenter l’électorat de Jaipur. Consternée par l’incompétence et les abus de pouvoir du gouvernement en place ainsi que par leur hostilité aux princes (qui avaient cédé leurs propriétés à l’état naissant mais avaient gardé leur titre et certains autres privilèges), elle décida en 1962 de se présenter pour le Parti Swatantra et emporta le siège parlementaire de Jaipur avec un écart de 175 000 votes, écart insurpassé à ce jour comme en témoigne le Guinness Book of Records.
Troublé par la résolution du gouvernement du Congress Party de déchoir les princes de leur statut et de les priver des quelques privilèges que leur garantissait encore la Constitution Indienne, Jai, qui était alors le fer de lance de la cause des princes, était de plus en plus fatigué et son état se détériorait. En 1970 en plein chukker au Cirencester Polo Club en Angleterre, il mourut d’une crise cardiaque à l’âge de 58 ans.
A Jaipur le cortège funéraire de plus d’un demi-million de personnes s’étirait sur quatre miles. Ayesha écrivit « Bien que Jai n’aurait pas voulu que je m’enferme, dévastée, dans la réclusion la plus totale, c’est précisément ce que j’ai fait ». Elle avait perdu foi en la politique. En tant que Premier Ministre, Indira Gandhi, fille du Premier Ministre Nehru, dépouilla les princes de leurs derniers privilèges.
En 1975 les inspecteurs des fiances gouvernementaux fondirent sur son domicile de Jaipur. Possédant 19 livres sterling et quelques francs suisses elle fut arrêtée pour violation des lois indiennes relatives aux monnaies. Bien qu’elle ne fût jamais condamnée elle fut emprisonnée durant quatre mois, bénéficiant finalement d’une libération provisoire pour une opération de la vésicule biliaire. L’année suivante vit la publication d’ « Une princesse se souvient », un best-seller traduit en plusieurs langues qui inspira le documentaire « Une princesse hindoue se souvient » en 1997.
Aussi riche qu’ait été la vie d’Ayesha en expériences et achèvements, autant qu’en richesse matérielle, elle en paya le lourd tribut. Trois de ses frères et sœurs sont décédés avant elle, tout comme son fils et unique enfant. Il décéda à l’âge adulte, bien après qu’elle eut connu deux fausses couches. Le monde du polo lui a apporté quelque réconfort suite à la mort de son mari bien-aimé. Assistant à des tournois majeurs, toujours très remarquable dans ses saris hauts en couleurs, elle remit nombre de trophées aux équipes gagnantes, en tant que dernier lien avec l’âge d’or du polo Indien.
*purdah : pratique empêchant aux hommes de voir les femmes. Le purdah se traduit au travers d’une ségrégation physique entre les deux sexes (pièces séparées) et de l’obligation pour les femmes de couvrir leur corps et de cacher leurs formes. Le purdah est traditionnellement très présent dans les communautés hindoues et musulmanes des pays du monde arabe et de l’Asie du sud. (NDLT)
Ecrit par Chris Ashton, correspondant pour Polo Players’ Edition.
Merci à Thomas P.G. pour sa traduction